Les faits avant tout.

Deux huitièmes de finale ont été marqués par des fautes d’arbitrage décisives. On a refusé aux Anglais un but qui leur permettait d’égaliser à deux partout face aux Allemands, et le premier but des Argentins face aux Mexicains aurait dû être refusé pour un hors-jeu extrêmement net. Benlosam s’est déjà emporté contre ceux qui prétendent que ces fautes d’arbitrage n’avaient pas modifié le résultat final du match, il a évidemment raison. Dans les deux cas elles sont intervenues alors que le match était loin d’être joué, nul ne peut dire se qui serait advenu dans les deux cas si l’arbitre avait pris la décision inverse (la bonne décision donc). Et s’il fallait une preuve qu’un but peut inverser une tendance même quand elle a l’air forte, les Hollandais nous l’auraient apportée cet après-midi : archi dominés par les Brésiliens, ils ont nettement pris le dessus après leur premier but, marqué totalement contre le cours du jeu.

Les promoteurs de l’aide vidéo pour l’arbitrage (que par licence nous nommerons plus simplement « arbitrage vidéo ») ont alors ressorti leurs discours déjà entendu maintes fois, avec l’assurance de ceux à qui les faits ont donné raison. On a en particulier beaucoup entendu leur principal argument : des centaines de millions de téléspectateurs ont vu le but (ou le hors-jeu), et le seul qui ne l’ait pas vu, le seul à qui l’on interdit l’accès à l’information, c’est l’arbitre, celui qui au contraire en aurait le plus besoin. Reconnaissons que cet argument est convaincant.

Mais je ne veux pas ici discuter du fond de la question de l’arbitrage vidéo (je suis persuadé que sa mise en œuvre recèle de nombreux pièges, qui pourraient parfois rendre le remède pire que le mal). Je reprends donc l’enchaînement des faits. Ces deux erreurs d’arbitrage ont été commises dimanche 27 juin, et la Fifa, qui s’oppose assez fermement à l’arbitrage vidéo, a donc subi à partir de dimanche soir des attaques tous azimuts sur ce sujet, les tenants de l’arbitrage vidéo recevant le soutien des médias qui aiment à se repaître de tout début de scandale, et de ceux (pas toujours les mêmes) qui ne ratent jamais une occasion de se donner le beau rôle en vilipendant des instances dirigeantes, quelles qu’elles soient.

Lundi 28 juin, rien à signaler de spécifique sur ce sujet, si ce ne sont les attaques qui continuent, et sans doute les responsables de la Fifa qui cogitent et se concertent.

Mardi 29 juin, l’Espagne bat le Portugal par 1 but à 0. But marqué « Ã la limite du hors jeu » comme on dit. Etait-il hors-jeu ou non, je ne le dis pas, mais ce qui est clair c’est que à voir la vidéo image par image, il n’est pas possible de trancher. De manière évidente et indiscutable, il y a doute. Dans ces circonstances, nos chaînes de télé utilisent systématiquement leur « révélateur », qui est supposé nous dire la vérité. Je regardais le match sur TF1, je peux certifier que nous n’y avons pas eu droit. J’ai ensuite regardé le Canal Football Club (Canal+) : toujours pas de révélateur. Puis Infosport : pareil.

Mercredi 30 juin : je tiens à en avoir le cÅ“ur net, j’achète l’Equipe. Et à ma grande surprise j’y trouve sur ce sujet un bref article de pure propagande. Je ne recule pas devant le mot. Sous le titre « Un bon arbitre, tiens », on peut lire ces lignes incroyables :
« Bien sûr Hector Baldassi a accordé un but à la limite du hors jeu aux Espagnols. Mais, à vitesse réelle, qui avait vu que Xavi avait détourné la passe d'Iniesta vers Villa ? Plutôt que de palabrer sur la position du futur attaquant barcelonais, on retiendra autre chose de la prestation de l'arbitre argentin : il a laissé le jeu se développer (…). Avant l'expulsion presque anecdotique de Ricardo Costa (89e) il a tenu la partie sans abuser du sifflet etc... »

En principe, « Ã la limite du hors-jeu » signifie qu’il n’y a pas hors-jeu. Un peu comme on ne tombe pas quand on est « Ã la limite de tomber ». On ne dit donc pas qu’il y a eu erreur. Pourtant la phrase suivante vient excuser l’arbitre (en fait le trio arbitral). Qu’y a-t-il donc à excuser s’il n’y a pas hors-jeu ? On ne peut pas dire à la fois qu’il n’y a pas eu erreur et qu’elle est bien excusable.

Ou alors, « Ã la limite du hors-jeu » signifie qu’il y avait bien hors-jeu. Et alors l’article perd un peu de sa cohérence, avec un « Bon arbitre » à qui on pourrait juste reprocher d’avoir accordé un but hors-jeu. Le seul but de la partie.

La phrase suivante renvoie à leurs « palabres » ceux qui oseraient émettre un doute, entamer un débat. Qualifier la discussion de « palabres », c’est tout simplement l’interdire. Ce journaliste nous interdit donc le débat sur ce sujet, qu’il juge sans doute secondaire, pour préférer retenir que l’arbitre « a laissé le jeu se développer ». Si cela consiste à ne pas siffler les fautes commises, certes il l’a fait. Je suis de ceux qui pensent que Christiano Ronaldo en a été victime. Sans doute a-t-il payé ici pour ses faux plongeons sur d’autres matchs, mais il a été clairement victime à plusieurs reprises de fautes qui n’ont pas été sifflées. L’une des dernières a été montrée par la réalisation de TF1, mais personne ne s’en est ému. Et après le match les commentateurs se sont contentés de constater qu’il avait été très mauvais, sans égard pour cet élément important. Désolé de le répéter, mais ils n’ont fait qu’appliquer le Théorème de Lévy : Ronaldo a perdu, donc il a été mauvais. Le reste n’est que palabres.

Revenons à notre article de propagande, avec l’expulsion que l’on qualifie de « presque anecdotique ». Elle est peut-être « presque anecdotique » en regard du fait qu’elle intervient à la 89e minute de jeu, mais elle est aussi proprement scandaleuse. L’arbitre n’a rien vu, et d’ailleurs il n’y a rien à voir, il n’y a pas faute. Il a donné le carton rouge avec pour unique information la comédie jouée par l’Espagnol qui a simulé la faute. Sur cette seule base il a expulsé un Portugais, et de fait mis fin au match. Certains diraient que cette expulsion est un scandale, je me contenterais de constater qu’elle fait de cet arbitre un mauvais arbitre. L’erreur intervient à la 89e minute, elle a moins de conséquences qu’à la 2ème, mais c’est bien une erreur grossière.

Ce qui est donc évident ici c’est la volonté du journaliste de faire de ce mauvais arbitre un bon arbitre. C’est évident et c’est étonnant. Comme est étonnante l’absence du révélateur sur ce but pourtant importantissime.

Alors pourquoi ? Pourquoi la suppression de l’aide vidéo pour les téléspectateurs, et pourquoi cette propagande en faveur d’un arbitre fautif ?

Voici ma réponse. Pas d’aide vidéo, ça veut dire pas de contestation contre l’arbitrage, tout simplement. Et au passage, cela supprime l’argument des défenseurs de la vidéo, qui regrettaient que l’arbitre soit le seul à ne pas profiter de l’aide de la vidéo : il n’est plus le seul, tout le monde est dan le même cas. Cela arrange bien la Fifa, qui n’aime pas que se propage l’idée que ses dirigeants sont obtus au point d’empêcher que le football profite du progrès technique, alors que le tennis et le rugby vivent eux avec leur temps. On réhabilite l’arbitre, et on essaye de faire oublier l’existence de la vidéo.

Mais cela arrange bien aussi les journalistes. A la fin, s’il est établi que le résultat d’un match est essentiellement lié aux erreurs d’arbitrage, non seulement l’intérêt pour le sport va rapidement diminuer, mais en plus tous les commentaires, avant et après le match, vont paraître singulièrement vains. Pourquoi discuter de la tactique, de la composition de l’équipe ou de la forme des joueurs, si le vrai facteur explicatif du résultat c’est l’acuité visuelle des arbitres, la pertinence de leur jugement, ou même leurs préjugés (je pense ici au cas de Ronaldo) ? Les journaux qui parlent de football aspirent à une plus large diffusion que ceux qui parlent du loto, ils doivent donc persuader les lecteurs qu’un substrat de logique sportive préside au destin des matchs.

Le journaliste sportif essaye de sauver son job en nous persuadant de l’efficacité de l’arbitre. Et il nous explique que le meilleur a gagné. Et pour nous expliquer que le meilleur a gagné, il va nous expliquer que celui qui a gagné était le meilleur, par exemple en lui mettant de meilleures notes qu’au perdant. Et nous retombons sur le Théorème de Lévy, dont nous venons donc de révéler un autre fondement : les pauvres d’esprit ne sont pas seuls à juger la prestation des joueurs uniquement en fonction du résultat, ils sont rejoints par tous ceux qui défendent l’idée que seuls les meilleurs peuvent gagner, et qui veulent donc minimiser l’impact des facteurs extérieurs, à commencer par l’arbitrage. Et ça finit par faire beaucoup de monde.