Pourquoi aimons-nous le football ? C’est une question à laquelle nous devons souvent répondre, surtout en France, patrie du scepticisme et de l’ironie, où on moque sans cesse notre passion pour ce que les anglais appellent « the beautiful game ».
Nous répondons évidemment que le football est la meilleure imitation de la vie, puisque le vainqueur le mérite rarement, et que les hommes cherchent vainement à y maîtriser le hasard, qu’ils appellent « destin ». Comment ne pas aimer un sport qui a fait de Guivarc’h et Diomède des champions du monde ?
Mais nous aimons aussi le football parce que nous aimons la beauté.
Et quand on pense beauté, et que l’Euro revient tous les quatre ans, on pense Michel Platini. Pas parce que Plaitini est beau, même s’il est plutôt bel homme. Mais parce qu’il est toujours titulaire du plus grand nombre de buts marqués lors d’un Euro (9 en 1984, et en 5 matchs seulement, alors que l’Euro en compte maintenant 6). Sur Panthéonfc.fr, nous n’avons pas honte de le dire, nous aimons Platoche, son élégance, la beauté de ses gestes. Même si nous sommes bien trop jeunes pour avoir vu en direct ses exploits (MAL et moi sommes de jeunes hommes), nous sommes fans de ce grand champion, malgré sa seconde partie de carrière moins flamboyante que celle de l’autre génie des années 80, M. Yannick Noah. Président de l’UEFA, c’est moins poétique que chanteur. Nous aimons Platini, mais nous n’aimons pas tout le monde, par exemple, et au hasard, nous n’aimons pas tellement Lizaratzu, le tenant du footballistiquement correct, à l’ego surdéveloppé.
Les gestes de Michel Platini étaient touchés par la grâce, cette façon de s’effacer en frappant le ballon. Lors de l’Euro 2008, MAL avait écrit un très beau post, que je vous invite à relire, « Fabregas et Platini », ICI. Il y définit ainsi les gestes de Platini : « Créer du mouvement (et quel mouvement) sans bouger, voilà selon moi ce qui distingue Platini des autres. »
Platini était un génie car il a, pour nous, personnifié cette gestuelle. Pourtant, Fabregas par certains gestes nous a rappelé Platini. Tout comme avant lui, Enzo Scifo, le belge tout en élégance. L’ont-ils imité ?
Milan Kundera a un avis sur la question.
Dans son livre «L’Immortalité », Kundera invente un proverbe : « beaucoup de gens, peu de gestes ». Pour Kundera, le nombre de gestes possibles est limité. Il précise : « Car on ne peut considérer un geste ni comme la propriété d’un individu, ni comme sa création (nul n’étant en mesure de créer un geste propre, entièrement original et n’appartenant qu’à soi), ni même comme son instrument ; le contraire est vrai : ce sont les gestes qui se servent de nous ; nous sommes leurs instruments, leurs marionnettes, leurs incarnations. »
Si Kundera a raison, si aucun geste ne peut être inventé, pourquoi dit-on « un coup franc à la Platini », une papinade, une panenka ?
Platini n’est-il finalement qu’une marionnette ? Papin est-il propriétaire des papinades ou bien est-ce le contraire ? Fermons les yeux et revoyons Chris Waddle pousser le ballon, tête baissée, et déborder sans dribble son défenseur. Et Rhonaldino, en 2002, lorsqu’il n’était pas encore pilier de boite de nuit, avec sa façon de passer en revue les défenseurs en zigzaguant de droite à gauche, comme Alberto Tomba dans un slalom spécial. Laurent Blanc, l’élégant Laurent Blanc, relançant, tête haute. Mais déjà , en parlant de Laurent Blanc, j’ai failli écrire « Ã la Beckenbauer ».
Van Persie est-il la réincarnation de Berkampf ? Ces deux-là conjuguent l’élégance un peu nonchalante de Platini avec un zeste de félinité de Thierry Henry. Tous ces grands joueurs ne seraient que des incarnations ?
Il faut croire que les gestes existent, ils sont là , dans un magasin de gestes, mais personne ne les utilise, personne ne les donne à voir au monde. Et puis un artiste arrive, et il « crée », c’est à dire qu’il prend un geste dans le magasin, et le met en pleine lumière en l’offrant au monde ébahi. Il devient en quelque sorte propriétaire du geste, et, comme un artiste, il en percevra les royalties éternellement. Enfin, éternellement, l’éternité, en football comme dans la vie, c’est environ vingt ou trente ans, rarement plus, mais c’est déjà beaucoup.
Le même geste peut être exécuté plus ou moins bien, plus ou moins rapidement. Et lorsque l’on vient après un génie, le fardeau est parfois bien lourd à porter. Gourcuff a subi les critiques pour ses roulettes à la Zidane. Il ne s’en est toujours pas remis.
Un beau geste peut d’ailleurs être considéré comme un trait de génie lorsqu’il est réussi, la panenka de Zidane en finale de coupe du monde 2006, ou au contraire une marque de morgue déplacée, comme le petit pont raté de Fabregas, en champion’s league avec Arsenal contre Barcelone en 2011, qui entraîna le premier but barcelonais.
Un joueur a été conscient de tout cela. Il a créé une feinte qui porte son nom. Il a annoncé lui-même à l’avance qu’il allait l’exécuter pour la première fois lors de la coupe du monde 2002. Il a expliqué par la suite avoir lu « L’Immortalité » de Milan Kundera. Roulette pied droit, feinte de roulette pied gauche, feinte de corps, adversaire effacé. C’est la Jay-Jay Okocha. Dans 10 ans, on s’en souviendra encore. Mais après on oubliera, évidemment.
Quel geste retiendra-t-on de la saison écoulée ? Vous avez sûrement une image en tête, la mienne c’est la belle louche en pleine course, sans contrôle, inattendue, de Ramirez contre Barcelone, sur le premier but de Chelsea.
Quels gestes allons nous voir à l’Euro ? Quel joueur génial laissera une empreinte dans nos mémoires ? Allez, lançons-nous. Prenons des risques. Je dirai, pas Marvin Martin, ni Alou Diarra. Pas Lionel Messi, il est argentin. Les joueurs attendus, Iniesta, Van Persie, Ronaldo ? Pourquoi pas Benzema ? Ils auront du mal à égaler le grand Platini, évidemment, mais on compte quand même sur eux pour aller chercher, au fonds du magasin, bien caché, un geste, un seul, qui justifiera les 50 heures de football que nous allons regarder, les kilos supplémentaires avec les pizzas tous les soirs, les amis perdus parce que l’on arrive à 23h à la bar mitzva de leur fils, la honte vis à vis de nos amis parisiens branchés intellectuels qui ne comprennent pas et nous regardent d’un air navré, la perte d’estime de soi, et finalement, parfois, mais pas toujours, le suicide, un soir d’élimination de la France, ou pire comme le 8 juillet 1982, le manque de courage pour se suicider, et devoir vivre toute sa vie avec cette douleur.
Alors oui, messieurs les footballeurs, un geste, un seul, pour nous sauver. S’il vous plait.