Ses obligations professionnelles avaient amené Pablo à décoller de Montevideo pour Paris le soir du match contre le Ghana. Je l’attendais à son arrivée à Roissy le lendemain matin avec l’Equipe sous le bras. N’ayant comme seule information que la victoire de l’Uruguay, il profite du trajet en voiture vers Paris pour lire avec le plus grand intérêt ce que l’on dit de ce match.

La page de une le réjouit doublement, puisqu’en plus de la victoire de l’Uruguay elle présente la défaite du Brésil, ce voisin si encombrant. Et ce qu’elle dit de l’Uruguay est sans ambiguité. Il me le lit triomphant : « L’Uruguay a retrouvé sa grandeur passée ! ». Le titre de la page consacrée au match est de la même eau claire : « Sous la voûte céleste ». Il exulte. Je me contente de lui sourire dans le rétroviseur. Je sais que la vérité va lui faire du mal. Pablo est ce qu’on appelle un chic type, un sportif au sens noble du terme, et je vois déjà sa déception mêlée de colère quand il apprendra que son équipe doit sa victoire à un geste interdit, inexcusable, cette main délibérée de Suarez sur sa ligne, à la dernière minute des prolongations.

J’attends ce moment cruel, mais nous n’y sommes pas encore. Il lit le résumé du match, et me demande si effectivement l’Uruguay a maîtrisé le match comme c’est écrit. Il me cite l’expression « combat inégal », et quelques passages : « le Ghana sembla se résigner à une forme de médiocrité », « la Céleste se créa la quasi-totalité des occasions ». Je lui dis que je ne l’aurais pas dit comme ça. Pour moi, la domination a effectivement été Uruguayenne sur une bonne partie du match, mais les Ghanéens ont aussi eu de belles occasions. Il s’étonne de cette différence d’appréciation. Je lui demande s’il n’y a pas des stats sur la possession de balle par exemple. Il me les donne : la possession a été plutôt Ghanéenne (57% - 43%), et surtout les tirs plus nombreux pour le Ghana (24 contre 15, la différence est nette).

Dans le rétroviseur je le vois froncer les sourcils :
- Mais c’est bizarre cette incohérence entre l’appréciation du journaliste qui parle d’un « combat inégal », et ces stats qui suggèrent le contraire.
- Effectivement.
- Tu sais à quoi ça me fait penser ? A cette théorie que j’ai lue dans un journal que je reçois, mais dont j’ai oublié le nom. La théorie du Professeur Lévy, je crois. En fait je suppose qu’on n’a pas été si bon que ça, et que le journaliste gonfle artificiellement la performance des Uruguayens juste parce qu’ils ont gagné.

Je n’ai jamais dit à Pablo que c’est moi qui l’avais abonné à la Harvard Review of Scientific Football. Il reprend :
- Et ensuite pour les tirs au but, on n’a aucun mérite.
- Pourquoi tu dis ça ?
- On tire les premiers. C’est toujours celui qui tire en premier qui gagne, j’ai lu ça sur un blog assez bien fait, à la fois pertinent et spirituel. Ils appellent ça l’Axiome de Fitoussi.
Je regarde dans le rétroviseur, apparemment il ne se fout pas ma gueule.

Il poursuit sa lecture et relève que les Ghanéens ont bénéficié d’un pénalty suite à une main de Suarez. Il m’interroge : « C’était quoi cette main de Suarez ? Il y avait vraiment pénalty ou c’est encore une connerie de l’arbitre ? ». J’hésite à lui dire toute la vérité d’un seul coup, je ne veux pas l’attrister. Je défends l’arbitre en restant évasif :
- Non, c’est pas une faute d’arbitrage, il y a avait bien pénalty.
- Il est vraiment dans la surface ?
- Euh oui, il est même sur la ligne de but.
- Mais le bras est décollé du corps ?
- Euh oui, vraiment décollé.
- Et ce n’est pas le ballon qui va à la main ?
- Euh non, on ne peut pas dire.
- Attends, il le fait exprès ?
- Euh oui, il le fait plutôt exprès.
- Ecoute, je sens que tu ne me dis pas tout. C’est quoi cette main ?

Et là je finis par tout lui lâcher, cette action Ghanéenne, le premier tir repoussé du pied sur sa ligne, puis la tête sur laquelle Suarez produit ce véritable arrêt de gardien. Puis le carton rouge, le pénalty, et Gyan qui le rate.

Il accuse le coup.
- Et tout ça à la dernière minute des prolongations ?
- Précisément pendant le temps additionnel.
- Tu veux dire que si Suarez n’avait pas commis délibérément cette faute le ballon rentrait et le Ghana était qualifié ?
- Oui, et l’arbitre sifflait la fin du match avant la remise en jeu.
- Donc on a gagné grâce à ce geste de voyou ?
- Bin oui.

Il accuse le coup de nouveau, puis je le vois reprendre le journal, tourner les pages, et il lâche :
- Je te crois pas.
- Pardon ?
- Si ce que tu me dis est vrai, on est devant un truc incroyable. Imagine : avec un Suarez qui respecte l’esprit du jeu, ou simplement qui joue selon les règles, on est éliminés, et avec le vrai Suarez, qui bafoue les règles et l’esprit, qui insulte le sport, on est qualifiés. Excuse moi, mais ça pose pas mal de questions il me semble. Or le journal n’en pose aucune. Certes il mentionne la main, mais sans aucun relief. Il ne pose pas la question de la justice, de la tricherie …
- Je ne te parle pas vraiment de tricherie, l’arbitre a appliqué le règlement.
- Non mais il y a injustice. Une équipe qui gagnerait comme tu me le dis, ou disons qui ne perdrait pas, sur un tel coup de vice, ça mériterait tout de même quelques lignes je crois. Ce Suarez que tu me décris serait peut-être un sauveur pour certains Uruguayens (et encore, pas beaucoup, crois moi), mais pour les amateurs de football, ce serait l’exemple de ce qu’il ne faut pas faire, le contraire d’un sportif. Un dénouement aussi profondément contre l’esprit du jeu, contre l’essence du sport, ils en parleraient, c’est sûr. Or pas un commentaire sur ce thème. Quand Thierry Henry a fait sa main, ils l’ont mentionné ailleurs que dans le déroulé du match ?
- Oui, plutôt.
- Donc là , le geste tel que tu me le décris ils en parleraient. Ou alors peut-être c’est un journal pour enfants ?
- Non, pas vraiment.
- De toute façon un truc pour enfants au contraire il insisterait dessus. Franchement, je ne vois aucune raison pour qu’un journal sérieux n’évoque pas ce problème. Pas obligatoirement pour dire qu’il faut pendre Suarez à la barre transversale, mais au moins pour s’interroger à ce sujet.
- Tu vas un peu fort.
- Oui mais tu sais, comme le rappelait d’ailleurs ce merveilleux blog, l’homme de la pampa est parfois rude. Sérieusement, ton journal il en parlerait si ça s’était passé comme tu dis. Une telle insulte à la morale sportive, un journal de sports ne pourrait que réagir, pour la condamner, et surtout pour se lamenter que des centaines de millions de gens, de jeunes, aient pu constater que le crime paye. Et que le crime paye non pas à cause du « pas vu pas pris », mais alors même que la règle a été appliquée. Ce scandale devrait faire la une, il n’est mentionné nulle part. Donc tu me fais une blague. Et franchement c’est pas drôle. Je ne comprends pas pourquoi tu me fais une blague aussi stupide.
- Désolé.

J’ai arrêté la conversation et j’ai mis la radio. Je n’ai pas eu de mal à trouver une chaîne où ils commentaient les faits. Les avis divergaient sur la manière de les considérer, mais les échanges ont permis à Pablo de comprendre que, malheureusement, je ne blaguais pas. Il n’a rien dit mais dans le rétroviseur j’ai vu la consternation le gagner.

Une fois arrivés à destination, il m’a rendu mon journal, avec un « désolé » qui en disait long. Il avait l’air dégoûté de la presse sportive, du football, et même un peu de la vie je crois. Pour essayer de lui changer les idées je lui ai demandé ce que c’était que ce fameux blog. Là je l’ai vu revivre, et il m’a dit qu’il me donnerait l’adresse parce que ça valait vraiment le coup, et que d’ailleurs il se demandait ce qu’ils en diraient de tout ça, sur ce blog si chouette.